_________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________
Autopsie d’un désastre,
Le territoire industriel de Berre, Martigues et Fos

L’enquête est tendre, autant que peut l’être l’évocation du haut fourneau d’Arcelor à Fos ; la vision du vivant s’agrippe aux oxydés, aux exilés d’une mémoire récoltée par Sauvan, les ombres du vacarme s’accrochent comme une métastase antique.
Plus près, le souffle de Caspar David Friedrich entête comme le parfum du « Moine au bord de la mer » ; des lumières sans juge et sans bornes, au romantisme métaphysique nous entrainent dans une liaison dangereuse, hautement esthétique.
La peau est celle d’un serpent mille pattes siégeant sous les mers en attendant Ulysse, elle irise sans osciller, toujours prête à s’écrouler triomphale, mais la pression, sur les épaules de notre culpabilité, veille, en bon chien.
Des lambeaux d’acier survivent comme ils pleuvent, sur les souillures d’un patrimoine industriel devenu obsolète, obscène figure du travail, monstre transfiguré en force obscure, mis en lumière à la manière noire ou façon science-fiction, dans un théâtre absurde, en signant ses propres funérailles.
Clichés silencieux noués au cœur d’un savoir-faire décapité sans vergogne, puissance industrielle effacée pour toujours.
L’éventrement des citernes de fuel alimentant la centrale thermique de Ponteau soulève une émotion et même un écœurement quant à l’absence de destin d’un artefact savant. Choix brutal de démolir, vandaliser avec l’intuition morbide de ne pas se tromper relève de la barbarie.   Cette perte de croyance ne peut masquer la perte de puissance industrielle de la France. Mais notre incapacité à imaginer un nouvel usage pour ces montagnes sculpturales du génie de l’ingénierie française comme autant de chefs-d'œuvre de dignité est affligeante.
Détruire les métiers, les mémoires, les savoirs, c’est aussi perdre nos identités ; privilégier des métiers de service derrière un ordinateur, marque de notre dépendance technologique, témoigne d’une abnégation, voire d’une aliénation inquiétante.
A travers la fumée échappée du souffle de l’explosion d’une cheminée renversée, un gémissement accablant de cynisme esthétique nous transperce : quand la laideur s’en prend à la beauté la plus juste, celle du symbole du travail.
« Il faut qu’un cri universel appelle enfin la nouvelle France au secours de l’ancienne », discernait Victor Hugo en 1832 dans Guerre aux démolisseurs
L’exil de la beauté aura un jour un prix à payer…

Rudy Ricciotti 2020
Grand prix national d’architecture
Commandeur des arts et des lettres
___________________________________________________________________________________________________________________________________________________________
Extrait de "Alain Sauvan, l'étang de l'utopie" Michel Poivert 

Domination (sidération)
L’autre façon de voir le monde industriel est d’accepter de se soumettre à l’effet de gigantisme. Une partie de la fierté ouvrière vient du rapport devenu familier avec le spectacle hors d’échelle des hauts fourneaux. Comment ne pas être fasciné par la puissance maitrisée, le danger dompté de la fusion ? Cette puissance prométhéenne est présente dans l’imaginaire collectif depuis la révolution industrielle. Alain Sauvan sait à quel point la fin de ce monde s’approche, tout comme celui des raffineries et de leur gigantesque treillis de tuyauterie qui rendrait banale l’architecture contemporaine la plus audacieuse : comment témoigner de la sidération provoquée par ces mondes de fer et d’énergie tout en exprimant le caractère compromis de leur destin ? En les ramenant à ce qu’ils seront demain : des images.
Alain Sauvan prend alors la liberté que lui donne son art visuel. Il hypertrophie, expanse, recompose et multiplie au carré un réel fascinant pour lui donner l’apparence d’un panoramique. La collusion des vues, leur jumelage ménageant pourtant des différences d’abord imperceptibles entre les vues, l’extension des cadrages débordant l’expérience naturelle de la vue humaine, tout ce répertoire d’interventions plastiques transforme l’industrie en un mirage. Le panorama était au 19e siècle, à l’époque même de la naissance de l’industrie et de la photographie, le spectacle de peinture inventé par les décorateurs pour immergé le spectateur dans la représentation. Face à de gigantesques toiles peintes qui l’entouraient avec leur motifs de paysages ou de batailles, le minuscule spectateur débordé par la vision jouissait de l’illusion entière d’être privé de repères. Devant les compositions panoramiques d’Alain Sauvan, nous ressentons à notre tour ce vertige. Il pousse plus loin les jeux avec l’optique, métamorphosant le réel le plus entier, celui des masses de fer et de feu, pour créer dans ces contorsions d’images l’effet de domination du spectateur : la métaphore d’un monde industriel qui modèle encore nos vies.
Il y a une différence entre être sidéré par la réalité et fabriquer la représentation qui traduit ce sentiment de sidération. Pour cela il faut s’écarter, refuser le charme sulfureux du vertige et créer des images d’où surgissent monstres et Golem qui expriment ce sentiment ressenti par l’homme moderne dépassé par sa propre création.  Alain Sauvan nous invite au sublime désastre d’une révolution industrielle qui résonne comme un poème romantique.

Déconstruction (ruine)
Les choses deviennent belles en elles-mêmes lorsqu’elles en ont fini d’être utiles. Il en va ainsi des ruines. Cette métamorphose n’est pas réservée aux temples grecs et aux chateaux du moyen-âge. Les édifices industriels connaissent un pareil destin. À une exception près : on les fait totalement disparaître. C’est là que le photographe intervient pour nous livrer le témoignage d’une beauté monumentale et fugitive.
La mise à terre des bâtiments industriels est un spectacle de catastrophe : tout y est trop beau comme un drame accepté. Les relations entre les formes ne sont plus gouvernées par l’ordre fonctionnel des machines, elles obéissent au chaos et offrent au regard en quête de motifs un terrain de jeu. C’est là, dans cette morphogénèse que naissent  de l’informe des rythmes, des lignes : un art visuel dissonant dans le silence historique de la fin d’un monde.
Tout n’est que chute puis amas, entrelacs et dépecage, torsions et affaissements. Optiquement, les points de vue varient de la contreplongée au gros plan, ils fouillent et font apparaître des configurations biomorphiques au cœur même du mécanomorphique : ainsi les pieuvres, les masques, les squelettes apparaissent et colonisent un monde qui prend vie comme si  tout autour de l’étang des monstres marins venaient reprendre leur place.
De cette gigantomachie naît tout un lexique formel de l’art contemporain : sculpture monumentale de métal, amas d’accumulation expressionniste, minimalisme de la géométrie, l’ouvrier occupé à la découpe est devenu sculpteur moderne. Cette association de l’inerte et des métaphores est au cœur de l’art monumental, rappelant qu’une forme ne naît que dans la puissance d’évocation d’une analogie : ici deux cercles forment un regard, ailleurs une trouée forment la grimace d’un titan. Ce que Sauvan montre de la destruction n’est autre que l’atelier géant d’un artiste d’aujourd’hui.

Les Demoiselles (l’élégance de l’Histoire)
Les célèbres cheminées de la centrale thermique de Ponteau se sont éteintes il y a quelques années, leur valeur symbolique en a été renforcée. Motif paysagé, les fûts bicolores s’élancent et forment des phares pour les marins.  Le photographe en traque les silhouettes visibles de si loin qu’on en perd l’échelle et qu’elles apparaissent parfois minuscules. Question de point de vue : une fois situé à leur base, le renversement d’une contreplongée leur donne l’allure vertigineuse de piles soutenant le manteau des nuages. Alain Sauvan sait à quel point les photographes de la Nouvelle Vision, dans les années 1920-30, ont aimé célébrer la modernité en hypertrophiant les formes par les effets de perspectives.
Ce vocabulaire expressionniste des avant-gardes sait aussi user des gros plans, des reflets et des flous qui métamorphosent les éléments. Le photographe semble ici offrir un hommage à l’histoire de la photographie expérimentale en se saisissant des Demoiselles pour en faire le lieu d’une hallucination visuelle. Quels sont les yeux qui regardent ainsi, de façon extatique, ces fûts zébrés qui, la nuit venue, s’illuminent et rayonnent ? Ce sont les nôtres, qui personnifient ces monstres de béton jusqu’à faire de leur élégance une figure féminine.
Un panoramique nous montre la scène pastorale d’un berger entouré de ses chèvres. À l’horizon, les Demoiselles forment  un décor qui semble désormais apaisé. Cette image, si contemporaine de notre néo-ruralité, semble boucler un demi-siècle d’histoire et d’expériences photographiques. Désormais patrimoniale, l’industrie rejoint dans le flux continu du temps l’ancestrale occupation des hommes. Image de la résilience post-industrielle, cette vue d’Alain Sauvan dit aussi que la photographie fait se rejoindre deux pôles : celui de l’expérimentation technologique et celui de la tradition picturale.

Michel Poivert 2020
Professeur d’histoire de l’art à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
En 2009, le musée Ziem proposait une exposition intitulée « Temps d’Étang ». Elle était composée de clichés réalisés par le photographe Alain Sauvan qui, après avoir arpenté le pourtour de l'étang de Berre dès l’enfance puis dans les années 1970, revenait déjà sur ses pas.
La présentation d’alors permettait de découvrir les rapports complexes de l’artiste à l’étang et plus particulièrement à l’industrie. Interpellé par les interdits générés par les usines, barbelés, enceintes et grillages occupaient l’espace et barraient le paysage. Pour autant, les aspects plastique et poétique étaient également bien présents tant dans les lignes sinueuses d’un fil de fer barbelé que dans la scansion mathématique de la colonnade du théâtre des salins ou dans la fragilité d’herbes folles secouées par le mistral.

Mais Alain Sauvan n’en avait pas finit avec ce territoire. En 2013, il pénétrait à l’intérieur des usines et parvenait à y capter l’âme humaine au-delà du gigantisme des installations ou des kilomètres de tuyauterie. Une fois encore la recherche plastique révélait toute la beauté d’un matériau ou d’une ligne. Le photographe était alors passé à la couleur et son travail sur les paréidolies visuelles permettaient, mieux que n’importe quel discours, de percevoir l’énormité et la complexité de ces infrastructures tout comme leur aspect tentaculaire, écrasant voire oppressant pour ne pas dire aliénant. Exposés dans le cadre de Marseille – Provence 2013, ces oeuvres furent présentées dans l’espace public martégal durant plusieurs mois.

L’aventure n’en était pas terminée pour autant. En accord avec le musée Ziem, l’artiste continuait à fixer l’évolution inexorable de ce territoire en vue d’une exposition qui permettrait d’appréhender 40 ans de son histoire et de son rapport à l’industrie. Cette présentation, que vous pourrez découvrir du 14 octobre 2020 au 31 janvier 2021, s’est enrichie d’un troisième volet consacré à la déconstruction et au questionnement. Espace en pleine mutation, que va-t-il advenir de ces usines, de ces colosses qui, durant des décennies, ont régné en maître ? Tel un géant aux pieds d'argile, la chute de l'une des cheminées de Berre symbolise parfaitement ce cheminement vers l'inconnu. Témoins d'un temps révolu, les métaux gisent, inanimés, sans âme et à même le sol avant d'être découpés, déchiquetés, broyés afin d'être transformés. Après avoir immortalisé l'industrie omniprésente et triomphante, il fige la transformation mais aussi l'abandon, la décrépitude : la rouille investit les surfaces, s'immisce dans les anfractuosités, perce et sculpte les métaux.
La beauté n'est pourtant pas absente de ces zones désertées, à l'image de ces flacons d'hydrocarbure abandonnés que le photographe parvient à sublimer grâce à la magie d'une chromie si subtile qu'il les transforme en une véritable nature morte. Ainsi, fidèle à lui même, Alain Sauvan observe. Au-delà de la destruction et de l'usure, l'oeil aguerri du photographe nous invite à regarder de plus près afin de découvrir et d'apprécier toute la majesté de ces architectures, toute l'élégance de ces constructions qui, à l'image des cheminées de Berre, s'élèvent majestueuses tels des bijoux revêtus d'or et scintillent de mille feux dans l'écrin sombre de l'étang.

Lucienne Del’Furia
Conservatrice en chef Musée Ziem. Martigues 2020