DEFENSE D’ENTRER SANS AUTORISATION SPECIALE

Toute image photographique témoigne d’un état mental et affectif face au visible autant que du cadrage d’une portion d’espace temps. Serge Tisseron, Le mystère de la chambre claire, photographie et inconscient, Flammarion, Paris, 1996
Alain Sauvan est de retour… de retour sur l’étang de Berre.

Dans une première série, il était revenu sur les paysages de son enfance... sur les lieux des parties de pêches, des ballades à bicyclette, des pique-niques en famille… il nous offrait alors des fragments de souvenirs, d’un passé restitué par morceau, dans une temporalité fragile... faite de reflets, de roseaux, de broussailles... un temps retrouvé, un "Temps d'étang". La trace de l’homme s'y inscrivait comme lointaine : rien dans le traitement de l'image ne distinguait alors la cheminée d'usine de l'arbre… Désormais le pas est franchi. Alain Sauvan oeuvre sur les sites du travail de l’homme... Quand la nature s’éloigne. Il plonge dans les immenses ensembles industriels aujourd’hui si caractéristiques de ces lieux.

Cette rupture se fait dans la continuité : même format carré, même cadrage serré, même imprévu dans les compositions. Certaines images, faites de tuyaux entrelacés, semblent extraites des visions expressionnistes d’un Fritz Lang ou d’un Terry Gilliam. Les nocturnes transforment les usines en mirages et les lumières électriques se mettent à vaciller, telles de vulnérables chandelles.
En restant fidèle à sa vision toute pictorialiste, où la synecdoque japoniste règne, il éloigne l’image d’un propos délibérément documentaire et encyclopédique pour mieux brouiller les pistes et déstabiliser un spectateur qui se fait forcément une idée bien plus objectiviste de ce que doit être un paysage industriel. Ici, les choix restent inattendus, comme adventices, aux antipodes des travaux de Bernd et Hilla Becher.

Serge Tisseron écrit que la photographie « est une forme de participation empathique au monde » 1. Alain Sauvan parvient à retourner cette situation. Tout en délicatesse, il apprivoise le monde extérieur à son propre regard. Le monde extérieur est là mais poétisé dans les douceurs mélancoliques d’un sfumato, dramatisé par l’ombre… oui, l’ombre… Paradoxe supplémentaire pour celui qui est sensé maîtriser la lumière.

Et puis surtout il y a l’absence… l’absence de l’Autre, car « ce qui se dit d’important dans une photographie n’est pas forcément dans l’importance de ce qu’elle montre» 2.

                                                                                                                                                                                                     Rémy Kerténian

1 - Serge Tisseron, Le mystère de la chambre claire, photographie et inconscient, Flammarion, Paris, 1996
2 - Alain Bergala, les absences du photographe, Ed. de l’Etoile, 1981
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Extrait de "Alain Sauvan, l'étang de l'utopie" Michel Poivert 2019 

Evocation (fragment) 
La tentative d’approche s’est transformée en un travail plastique. L’intérieur des lieux industriels produit une fascination qui peut s’exprimer par le gigantisme mais aussi par l’attention aux détails. Dans ce cas, ce sont les effets de matière tout autant que les formes qui deviennent motifs. Le plan rapproché devient la règle et produit une fragmentation du réel qui se recompose en autant de micromondes. Le regard du photographe n’est plus fait de points de vue mais d’une attention extrême. Les effets de net ou de flou traduisent cette proximité comme des tentatives d’accomoder la vision à cette rencontre avec la matière des choses. Les tirages en noir et blanc semblent des fusains tant la douceur du traitement répond aux formes simples des tuyaux et des vannes.  Ces gros plans graphiques sont des jeux de lumière qui rappellent les origines de la photographie, des sortes de photogrammes : empreintes des objets posés sur une surface sensible. 
Le caractère insolite de ces expériences pousse l’optique du côté de l’haptique, soit un effet de “toucher” par l’œil. Le fragment, la matière, la lumière sont au service du caractère insolite de la rencontre avec les objets. Le mystère naît de leur extraction d’une réalité gigantesque et de leur autonomisation en un motif. La couleur permet alors au regard du spectateur de pénétrer dans le détail de la matière. Et c’est tout le jeu avec la vétusté des matériaux qui se déploie. Tâches, rayures, brûlures, tout peut contribuer à une esthétique des surfaces marquées par le temps. Le réel devient mystérieux, un certain surréalisme jouant la partition des trouvailles, des rencontres, de la surprise et de la métamorphose organise un corpus disparate en une composition faite de ces dissonnances. L’oubli d’une réalité au profit d’une perception poétique où le sens se recompose en “évocations”, propose un monde imaginaire au plus près des effets de réel. Une facon hallucinée d’observer en dehors de toute recherche de signification. Alain Sauvan transforme la photographie en un instrument d’archéologie magique.

Questions (la force des métaphores)
Il y a une part d’introspection dans la description d’une beauté malade. Le photographe peut se sentir libre de voir des métaphores dans les contradictions que lui proposent les scènes qu’il observe autour de la mer intérieure. La vue panoramique qui met au premier plan l’oiseau mort, puis la longue bande bleue des flôts et enfin l’horizon de la raffinerie et du cortège des pétroliers a quelque chose d’une ode. Ode aux vaincus mais aussi aux espèces si nombreuses et parfois protégées qui peuplent l’étang. Lutte inégale, cohabitation improbable, la figure de l’oiseau déchu – l’albatros baudelairien – dit beaucoup des hommes eux-mêmes et du photographe en particulier. La métaphore du poète s’identifiant à l’oiseau moqué par les marins se retrouve dans la photographie de Sauvan. Que peut le photographe en tant qu’artiste face à la mécanique industrielle du monde ?
Le photographe choisit dans ses “Questions” d’explorer un monde intérieur qu’il traduit par le nocturne. Ce genre est délicat en photographie, la nuit et l’obscurité ne sont-elles pas l’anthithèse même d’un art de la lumière ? Avec une liberté totale, Sauvan construit une suite nocturne où il conjugue la clarté de la lune et la matérialisation de l’espace par les fumées des cheminées. Ces manières d’aurores boréales où dansent les émanations toxiques forme une chorégraphie aérienne des plus pures. Mais c’est aussi au ras du sol qu’Alain Sauvan traite des émanations qui forment un tapis de lumière entre les couloirs des usines, rendant immatériel ces bâtiments solides pris dans un nuage intérieur. Expérimentations plastiques, ces poèmes photographiques interrogent presque de façon phobique la beauté de lieux inhospitaliers.


Michel Poivert
Professeur d’histoire de l’art à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne

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